Cette semaine, intéressons-nous à une catastrophe industrielle, épisode peu connu de la Guerre froide longtemps resté sous silence, mais qui causa la mort d'une centaine de personnes, dont celle de l'un des plus hauts dignitaires soviétiques, et fut à l'origine d'une crise politique majeure.
Une course fatale à l'armement
Mitrofan Nedelin est content de lui en ce 24 octobre 1960. Ce vétéran respecté de tous a en effet accompli une carrière exemplaire au sein de l'armée et de l'appareil d'Etat de l'URSS qui lui a valu d'être nommé maréchal des forces stratégiques soviétiques. Bien sûr, il y a bien ce fichu Kennedy qui leur donne du fil à retordre à la Maison Blanche, mais il est à l'origine et responsable d'un projet qui devrait maintenir le jeune avorton capitaliste à distance.
La fusée R-16, premier missile balistique intercontinental nucléaire, mise au point par l'ingénieur Mikhaïl Yanguel, entre en effet dans sa phase finale de développement. Côte à côte sur l'aire de lancement 41 du cosmodrome de Baïkonour, les deux hommes contemplent un prototype sur lequel œuvrent des ingénieurs. Ils espèrent lui faire effectuer un premier vol le jour-même, ce qui aurait du panache à quelques jours seulement du 7 novembre, date du 43ème anniversaire de la Révolution d'Octobre. Aussi bouscule-t-on légèrement les choses. Un peu trop…
Une bombe à retardement
Cette fusée est en effet alimentée par un mélange chimique à la fois extrêmement corrosif et produisant un gaz toxique lors de sa combustion. Or la veille, les procédures de remplissage n'ont pas été respectées à la lettre. On s'en est heureusement rendu compte mais cela précipite encore un peu plus le lancement car le carburant est à ce point corrosif que son stockage à moyen terme dans les réservoirs de la fusée risque d'entraîner des dégâts irréversibles et donc de reporter son lancement au-delà du 7 novembre. Pressé par le temps, on se dispense donc d'autres procédures de sécurité et on brûle certaines étapes de préparation…
Respectueux du règlement qui interdit de fumer sur l'aire de lancement, Mikhaïl Yanguel se rend dans le bunker attenant pour s'adonner à ce vice qui, loin de le tuer, va au contraire lui sauver la vie. C'est en effet ce moment précis que choisit l'un des systèmes de contrôle de l'allumage des moteurs du second étage de la fusée pour se dérégler. Un ingénieur part effectuer la réparation. Mais cette manœuvre provoque accidentellement l'allumage de l'étage, qui entraîne dans la foulée l'explosion des réservoirs situés juste en dessous. Une boule de feu de 120 mètres de diamètre s'élève dans les airs, brûlant tout sur son passage et tuant plus d'une centaine de techniciens et d'ingénieurs, ainsi que le maréchal Nedelin lui-même.
Un secret d'Etat à l'origine d'une crise politique majeure
Face aux enjeux à la fois militaires et politiques, le Premier Secrétaire du Parti communiste, Nikita Khrouchtchev, aussitôt averti de la catastrophe, décide d'en faire l'un des secrets les mieux gardés du régime qu'il dirige. On s'empresse ainsi d'annoncer le décès accidentel du maréchal… dans un accident d'avion. Une commission d'enquête dirigée par Léonid Brejnev, futur successeur de Khrouchtchev, établit que non seulement les mesures de sécurité n'ont pas été respectées, mais qu'en plus il y avait trop de personnel sur l'aire de lancement. Le secret qui entoure cet épisode ne sera levé qu'en 1990.
Ni vu, ni connu, le programme de la fusée R-16 reprend et se solde par un premier vol réussi en novembre 1961. Néanmoins, le retard accumulé par le programme amène Khrouchtchev à décider de rapprocher les aires de lancement de leur cible. Or quelle meilleure situation géographique que la petite île de Cuba, dont un certain Fidel Castro vient de prendre le contrôle, pour atteindre les côtes américaines ? Cet incident, qui passe à la postérité sous le nom de "catastrophe de Nedelin", est donc indirectement à l'origine de la fameuse crise des missiles qui faillit conduire à la troisième guerre mondiale.
Un autre incendie, qui fera sept morts, aura par ailleurs lieu à Baïkonour trois ans jour par jour après ce désastre, ce qui décidera les autorités à interdire tout lancement le 24 octobre. Un mémorial, sur lequel il est de coutume de se recueillir avant chacun d'eux, a été érigé sur les lieux de la tragédie.
"Un secret d'état, ce n'est jamais qu'un ragot qui a réussi" – Quino